“Les plus dangereux sont impunis” : Cycles et Manivelles contre la répression ciblée à Bordeaux, échange avec Loïc Gombeaud
Crédit: Cycles et Manivelles

À Bordeaux, les cyclistes ne décolèrent pas. Depuis le début de ce mois d’avril, plusieurs opérations de verbalisation menées en centre-ville ont ravivé les tensions entre usagers du vélo et autorités municipales.

Tandis que certains dénoncent une chasse aux cyclistes injuste et mal ciblée, d’autres estiment au contraire qu’un rappel à l’ordre était devenu nécessaire face à la multiplication des incivilités.

Pour éclairer avantage sur les enjeux de cette polémique, Le Bulletin Bordelais a échangé avec Loïc Gombeaud, figure engagée de l’association Cycles et Manivelles, qui œuvre depuis des années pour faire de Bordeaux une ville plus accueillante pour les cyclistes.

Témoignages, incompréhensions et enjeux de fond : plongée dans une polémique à deux roues.

Bordeaux est souvent citée en exemple pour ses avancées en matière de mobilité douce, mais on entend de plus en plus de cyclistes évoquer des verbalisations vécues comme injustes ou mal ciblées. Selon vous, est-ce un malentendu entre usagers et autorités, ou un réel problème de stratégie municipale ?

Loïc Gombeaud : On peut en effet saluer les efforts faits par la mairie de Bordeaux et par la métropole : de nouveaux aménagements en faveur des mobilités actives sont progressivement déployés, et ils sont généralement d’une qualité croissante avec le temps. Cependant, on part de très loin, la majorité de l’espace public restant aujourd’hui encore dédiée à la circulation et au stationnement automobiles.

“Les plus dangereux sont impunis” : Cycles et Manivelles contre la répression ciblée, échange avec Loïc Gombeaud
Crédit : Loïc Gombeaud / Cycles et Manivelles

De plus, dans le cas de certains aménagements très récents, comme les nouveaux accès du pont Saint-Jean réalisés par l’OIN Euratlantique, la voiture joue encore tacitement le rôle d’architecte en chef.

Au sujet des verbalisations, le contrat social théorique entre les autorités et les usagères et usagers des rues est le suivant :

si vous respectez les règles, tout se passera bien pour vous ; et si vous les enfreignez, vous serez sanctionné.

Aujourd’hui, la première partie de ce contrat social n’est pas respectée : chaque année, des personnes sont gravement blessées voire perdent la vie, à pied ou à vélo, alors qu’elles n’avaient enfreint aucune règle. L’urgence est donc de créer un environnement sécurisé, où le respect des règles est une garantie de rester en vie, et même de ne pas passer par la case hôpital. Une fois cet environnement mis en place, ce qui nécessitera de regarder bien en face les causes réelles des blessures et des décès, les actions de sensibilisation et de verbalisation seront certainement bien plus acceptables et acceptées.

Vous avez exprimé un certain étonnement sur les priorités fixées à la police municipale. À votre connaissance, ces campagnes de verbalisation reposent-elles sur des faits objectifs, comme des données d’accidentologie, ou plutôt sur une pression sociale localisée, venue de certains quartiers ?

Loïc Gombeaud : Cette question est en effet centrale : comment sont fixées les priorités de la police municipale, et par qui ? Nous n’avons pas échangé directement avec la mairie de Bordeaux, et ne pouvons donc que nous fier aux propos de certains de ses élus, rapportés dans les colonnes de Sud-Ouest. D’un côté, M. Etcheverry déclare que la verbalisation des cyclistes, dont le rythme aurait quadruplé en ce début d’année (on passe de 1500 en 2024, au même nombre pour le seul premier trimestre 2025), répond à une demande de M. le maire et à des opinions exprimées en conseils de quartier (1) ; de l’autre, M. Jeanjean affirme qu’il n’y a pas de commande publique pour verbaliser certains usagers plutôt que d’autres (2).
Face à la confusion, voire l’apparente contradiction venant de la mairie, notre message est clair et constant : si l’objectif est bien d’assurer la sécurité de toutes les usagères et tous les usagers, et non de faire de la communication politique, les priorités doivent être fixées de façon transparente et objective, en s’appuyant sur les vastes données disponibles en matière d’accidentologie et de dangerosité.

Est-ce qu’on verbalise aujourd’hui à Bordeaux pour des comportements véritablement dangereux, ou est-ce qu’il vous semble qu’on pénalise parfois des situations liées à un manque d’aménagements adaptés ?

Loïc Gombeaud : D’après la police municipale, dont les propos ont été recueillis par Sud-Ouest, lors de ses opérations de verbalisation visant les cyclistes, « les infractions les plus constatées sont l’usage du téléphone, d’oreillette ou de casque audio, l’inobservation du stop ou du feu rouge » (1).

Examinons ces infractions plus en détail.

Usage du téléphone : cette infraction est intéressante, car elle est bien plus facile à constater et à verbaliser chez un cycliste (qui ne peut pas se cacher derrière une carrosserie), alors que les conséquences potentielles sont bien plus graves lorsqu’elle est commise par un automobiliste, du simple fait de la différence de masse entre les deux véhicules.

Il y a donc une injustice : les plus dangereux sont impunis, les moins dangereux sont verbalisés.

Usage d’oreillette ou de casque audio : aucune étude ne fait état de la dangerosité de cette pratique, et on peut légalement circuler à vélo si on est sourd ou malentendant, voire (si on est sensible au bruit) avec des bouchons d’oreille. Soit dit en passant, nos voisins européens les plus avancés sur l’usage du vélo (Pays-Bas, Allemagne, Danemark) n’interdisent pas cette pratique.

Inobservation du stop : tous modes de transport confondus, quasiment personne ne marque l’arrêt aux panneaux stop ; pourquoi donc cibler les cyclistes, qui plus est de façon si publique ?

Où est l’article de presse faisant état de verbalisation d’automobilistes ou de motards pour cette infraction ?

Inobservation du feu rouge : rappelons d’abord que les feux tricolores (au même titre que le code de la route) ont été inventés pour réguler la circulation automobile, dans les années 1920 ; avant que les voitures n’apparaissent dans nos rues, ils n’existaient pas. Ensuite, et c’est contre-intuitif, le non-respect du feu rouge peut dans certains cas sauver la vie des cyclistes : démarrer quelques secondes avant le passage au vert, quand on va tout droit, permet d’éviter de se faire écraser par un véhicule lourd tournant à droite, dont le conducteur n’aurait pas fait ses contrôles d’angle mort.

Il ressort de cet examen que ces infractions à vélo sont verbalisées avant tout parce qu’elles sont très visibles et faciles à constater, mais pas parce qu’elles entraînent un danger pour soi ou pour autrui.

Avant de sortir le carnet à souches, est-ce qu’il y aurait selon vous un rôle plus constructif à jouer en matière de sensibilisation, en particulier auprès des nouveaux usagers du vélo ?

Loïc Gombeaud : Nul n’est censé ignorer la loi, mais pour qu’elle soit respectée, il faut qu’elle fasse sens auprès des usagers. Aujourd’hui, le sas cyclable n’est presque jamais respecté car les usagers n’ont pas intégré le rôle majeur qu’il joue pour la sécurité des cyclistes dans les intersections. Pourtant, si la police décidait de verbaliser cette infraction qu’elle-même méconnaît, cela coûterait 135 € et 4 points de permis.

Globalement, la sensibilisation doit aller vers plus d’empathie et de bienveillance envers les usagers. Les nouveaux usagers du vélo qui jouissent d’une liberté retrouvée en dehors de leur automobile doivent veiller à ne pas reproduire les comportements de domination masculiniste qui mettent en danger les personnes. En effet, tous les accidents mortels de Gironde de 2024 ont été causés par des hommes en raison d’excès de vitesse et/ou de consommation d’alcool.

Vous insistez sur l’idée que l’espace urbain façonne nos comportements. À Bordeaux, quels sont les endroits ou les situations typiques où, selon vous, les conflits naissent à cause d’un aménagement mal pensé ?

Loïc Gombeaud : L’exemple le plus flagrant est sans doute l’aménagement des quais, hérité de l’équipe municipale précédente : malgré l’abondance d’espace disponible, on demande aux piétons et aux cyclistes de partager le même espace, avec :

  • côté Garonne, une aire piétonne (donc cyclable, mais à l’allure du pas) sur laquelle on a tracé un semblant de piste cyclable ; et

  • côté route, une alternance toutes les quelques centaines de mètres entre piste cyclable et aire piétonne.
    Cet aménagement est illisible, tant pour les personnes à pied qu’à vélo, et mène inévitablement à des conflits d’usage.
    En parallèle de ces deux voies pour modes actifs, où la répartition de l’espace dédié à chaque mode est on ne peut plus confuse, on compte par endroits jusqu’à… 9 voies dédiées à la circulation et au stationnement automobiles.

Un autre exemple, plus subtil, mais dont on trouve l’écho à bien d’autres endroits : lorsqu’on circule à vélo sur le cours de Verdun, en direction de la place Tourny, on est sur une belle piste cyclable bidirectionnelle… qui aboutit soudainement sur ce qui semble être un trottoir, mais est en réalité une aire piétonne, mais non signalée par un panneau réglementaire. Bref, personne n’y comprend rien, et les conflits d’usage sont fréquents, sur une place pourtant refaite à neuf il y a moins de 10 ans.
Là aussi, la circulation automobile, quant à elle, bénéficie d’un cheminement clairement balisé et lisible facilement.

“Les plus dangereux sont impunis” : Cycles et Manivelles contre la répression ciblée, échange avec Loïc Gombeaud
Crédit : Loïc Gombeaud / Cycles et Manivelles

Certains habitants évoquent, eux, des comportements cyclistes qu’ils trouvent agressifs ou dangereux. Comment peut-on répondre à ce ressenti sans tomber dans la stigmatisation d’un mode de transport en plein essor ?

Loïc Gombeaud : Ce ressenti, bien qu’il ne doive pas à nos yeux être le seul guide des politiques de répression et de verbalisation, est tout à fait légitime ; et nous partageons le constat qu’une minorité de cyclistes manque de respect envers les autres usagers.

Dans ces cas de conflits, voire d’agressivité, la verbalisation fait légitimement partie de la boîte à outils pour apaiser et réguler la situation. Comme nous avons eu l’occasion de l’exprimer auprès de Sud-Ouest (2), et contrairement à ce que pensent certains commentateurs qui n’ont manifestement pas lu l’article, nous ne sommes absolument pas opposés à l’idée de verbaliser les cyclistes, et ne demandons pas de clémence particulière de la part des autorités. Mais s’attaquer aux symptômes ne suffit pas : il faut prendre du recul, et comprendre les causes profondes de ce ressenti ; on peut en citer au moins deux.

Tout d’abord, comme exprimé précédemment, des aménagements inadaptés, illisibles, ou discontinus ne peuvent que favoriser les conflits d’usage, l’incompréhension mutuelle, l’agacement, tout cela pouvant mener à une certaine agressivité chez certains.

Un autre phénomène, peut-être plus difficile à déceler et encore peu connu, est lié au retour récent de l’importance de la part modale de la bicyclette dans nos rues, à un niveau que l’on n’avait plus connu depuis l’après-guerre et l’avènement du tout-voiture. Les vélos sont donc les « nouveaux » arrivants, que l’on accable aisément de tous les maux ; par contraste, la domination de la voiture est maintenant tellement ancienne et ancrée qu’on est comme frappé de cécité partielle et sélective quant à sa dangerosité et ses méfaits. Ce phénomène fait l’objet d’études universitaires, et il porte un nom : la motonormativité ; voir à ce sujet les excellents travaux de Dr Ian Walker au Royaume-Uni, Dr Tara Goddard aux États-Unis, et Dr Marco te Brömmelstroet aux Pays-Bas.
Walker et Brömmelstroet, « Why do cars get a free ride? » ; Goddard, « Windshield Bias, Car Brain, Motornormativity » ; Walker, Tapp, et Davis, « Motornomativity ».
Goddard, Tara. « Windshield Bias, Car Brain, Motornormativity: Different Names, Same Obscured Public Health Hazard ». Findings, 30 août 2024. https://doi.org/10.32866/001c.122974
Walker, Ian, et Marco te Brömmelstroet. « Why do cars get a free ride? The social-ecological roots of motonormativity ». Global Environmental Change 91: 102980. https://doi.org/10.1016/j.gloenvcha.2025.102980
Walker, Ian, Alan Tapp, et Adrian Davis. « Motornomativity: How Social Norms Hide a Major Public Health Hazard ». OSF, 14 décembre 2022. https://doi.org/10.31234/osf.io/egnmj

Si vous pouviez proposer une mesure concrète à la municipalité pour apaiser les tensions entre usagers de la rue à Bordeaux, quelle serait-elle ?

Loïc Gombeaud : Pour atteindre une forme d’harmonie, ou au moins d’équilibre de l’espace public, il est impératif de continuer à le répartir plus équitablement entre ses différents usages, qui incluent la mobilité mais ne s’y limitent pas, et de commencer à répartir plus justement les sanctions, en fonction de la dangerosité objective des comportements déviants.

Pour finir, si vous aviez l’oreille du maire ou des représentants de la police municipale pendant cinq minutes, qu’est-ce que vous aimeriez leur faire passer comme message aujourd’hui ?

Loïc Gombeaud : J’aimerais encourager nos élu⋅es, les agent⋅es de nos services techniques et les fonctionnaires de la police municipale à venir circuler à vélo, aux heures de pointe, sur les axes à forte circulation automobile ; mais un par un, sans uniforme, sans carnet à souche, et sur des vélos qui ne soient pas en livrée officielle, pour avoir un aperçu plus réaliste du quotidien des personnes qui se déplacent à vélo. Qu’ils et elles en profitent pour observer le non-respect des sas vélo, les automobilistes ayant les yeux rivés sur leur téléphone portable, les refus de priorité, les dépassements rasants, les changements de direction sans clignotant, les véhicules stationnés sur les aménagements cyclables et les trottoirs, etc. Attention, ça décoiffe.

(1) https://www.sudouest.fr/economie/transports/circulation-en-gironde/controles-routiers-des-velos-et-trottinettes-a-bordeaux-la-police-municipale-change-de-braquet-23866416.php

(2) https://www.sudouest.fr/gironde/bordeaux/hausse-des-verbalisations-des-velos-et-trottinettes-a-bordeaux-stigmatiser-les-cyclistes-n-est-pas-la-priorite-repondent-les-associations-24002918.php

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

weddingdj33
Publicité
Bulletin Bordelais® Actu et webradio
error: